Ça y est, Netflix se lance dans le cinéma… Et quel projet audacieux que Beasts of No Nation pour ce nouveau départ ! Dores et déjà primé (Mostra de Venise), nominé à foison (Festival international du film de Toronto / Festival du film de Londres) et plébiscité par la critique, le film de Cary Joji Fukunaga vaut-il les 6 millions investis par Netflix ?
Synopsis
Quelque-part en Afrique de l’Ouest, Agu vit plutôt paisiblement sa vie d’enfant en zone tampon, (c’est à dire épargnée par la guerre). Jusqu’au jour où la guerre civile débarque, rendant Agu orphelin et forcé se fuir son village. Fuite au cours de laquelle il est vite transformé en enfant soldat par le peu scrupuleux Idris Elba…
En fait, en guise de synopsis, j’aurais pu me contenter de dire « c’est l’histoire d’un enfant soldat ».
Parce-que tout le reste n’est qu’annexe, limite prétexte… Alors non, je ne dis pas que le film se contente de dire « houlala c’est sacrément triste de voir des enfants mignons tuer de braves gens à la machette en se droguant », mais nous passons 2h30 en compagnie d’Agu et c’est à travers ses yeux que nous découvrons le conflit.
Bande-annonce
J’ai lu des critiques un peu bébètes dire que le film était simpliste parce-qu’il ne parlait pas du rôle des pays occidentaux dans cette guerre civile… Déjà c’est pas tellement vrai (on voit quand-même de belles grosses malettes d’argent données au seigneur de guerre local par des monsieurs en costar) et surtout, qu’est-ce-qu’un gamin de son âge y connaît aux causes des guerres sur le continent africain, toutes plus complexes les unes que les autres ? Le but de ce film, rappelons-le, est de suivre le quotidien, la transformation d’Agu. Et Agu, le seul contact qu’il a avec « l’homme blanc » dure une poignée de secondes, le tout dans une scène magnifique et bien plus frappante que la meilleure des explications journalistiques.
C’est un peu ça que j’ai aimé, on n’explique pas, on raconte, on ne juge pas, on montre. Le film n’est pas manichéen pour un sous, pas de camp des gentils et de camp des méchants, tout le monde massacre tout le monde, gouvernement contre rebelles, rebelles contre rebelles, gouvernement contre civils, la guerre est devenue une habitude à laquelle beaucoup d’enfants soldats n’arrivent pas à renoncer, ou alors en créant une amnésie passagère pour pouvoir continuer à vivre. Cette nuance est portée jusque dans la personne d’Agu, qui parle de lui-même comme un « bon fils » au début du film, et se qualifie de « monstre » à la fin, à l’occasion d’un discours magistral qui rien qu’à lui, justifie que vous preniez 2h30 de votre vie pour voir ce film.
Oui oui, 2h30 c’est long, et même si j’ai adoré le film, il aurait pu facilement être amputé d’une trentaine de minutes sans perdre de sa substance 😉
Mais faites un petit effort, promis, on ne s’ennuie jamais, il y a peu de films qui traitent du sujet… Et de cette toute petite quantité, c’est l’un des plus justes et lucides qu’il m’ait été donnés de voir et ça en grande partie grâce au point de vue d’Agu, loin des clichés habituels, de la victimisation à outrance à la limite de la mièvrerie (même si oui, il est victime, évidemment) et à bonne distance de la violence gratuite.
Si nous assistons à moultes massacres, toutes les morts sont filmés de loin, voire suggérées… Toutes à l’exception du premier meurtre d’Adu, son initiation, cette mort là nous balance une dose de réalité en pleine face et fait mal.
Certains estiment que le film nous éloigne trop de la violence, peut-être oui que l’horreur des combats nous est cachée, mais je pense aussi que le message qu’on veut nous faire passer n’est pas « la guerre c’est maaaaaal » (nous ne sommes pas chez Miss France) mais « regardez l’histoire des enfants soldats, regardez comment on transforme un enfant en machine à tuer ».
Je parle beaucoup d’Agu, c’est notre personnage principal, notre narrateur et notre voix off, mais n’oublions pas les autres protagonistes, et surtout le Commandant (Idris Elba donc). Le Commandant c’est le type un peu psychotique mais néanmoins très charismatique (ben oui, Idris Elba quand-même) qui embrigade Agu et le transforme en rouage de la grande machine de guerre.
D’ailleurs, le Commandant ne se contente pas de militariser Agu, il lui sert également de père de substitution et fait de lui le membre de ce que l’on pourrait presque appeler une secte. Ce que le film veut nous dire par là, c’est que ces enfants soldats ne se battent ni pour un pays, (d’où le titre du film, je pense) ni pour un clan, mais pour un seigneur de guerre, pour la personne qui a croisé leur chemin au moment où ils étaient les plus vulnérables « je t’épargne mais je peux disposer de toi comme je l’entends ». Le chef, entouré de sorciers, jouit d’une aura presque surnaturelle, a le droit de vie ou de mort sur tous ses subalternes et ne vit que pour la guerre, parce-que c’est la guerre qui lui a donné tout ce pouvoir.
Voilà en substance pour les sujets abordés, passons maintenant au côté plus cinématographique et allez, au pif, au casting 😉
Si Idris Elba, seul visage connu, est la tête d’affiche, Abraham Attah (Agu) lui vole la vedette, et de loin ! N’interpretez pas de travers ce que je viens de dire, Elba est excellentissime en Commandant, mais Attah c’est plus une grosse claque dans notre face. Ce jeune acteur de 14 ans joue un enfant de 8 ans avec une justesse prodigieuse, tout dans la sobriété, tout dans le regard… Et un regard d’une maturité incroyable, vraiment. D’ailleurs le reste du casting est également sans faute, plus discret, mais sans faute.
Casting, photographie, dialogues ?
Le casting, je viens d’en parler, passons à la photographie que je résumerai en un mot « wahou ». Nan franchement c’est beau (ah la scène dans les tranchées, et la cérémonie d’initiation)… Cary Joji Fukunaga a bossé sur True Detective (la saison 1, celle qui est bien) et on retrouve un peu sa patte dans Beasts of No Nation, peut-être un peu plus sobre mais c’est pour mieux servir le propos, et le côté « réaliste » essentiel à ce film 😉
Un dernier mot sur les dialogues et les personnages. Les conversations sont excellentes, drôles par moments (disons au début), souvent profondes, sans avoir peur des silences quand ils sont nécessaires… Il n’y a jamais « la » phrase de trop, même pour la narration qui peut presque faire douter par moments à force de trop de perspicacité (il a 8 ans le gosse) mais non, ça reste juste. Quand aux personnages, comme souvent dans des adaptations littéraires (je ne vous ai pas dit que c’était un livre à la base ? Mes sincères excuses, je vous le dis donc maintenant, Beasts of No Nation est adapté de Beasts of No Nation, de Uzodinma Iweala) les personnalités des protagonnistes sont bien construites, assez fouillées pour être crédibles… Le tout conduisant à des liens entre les individus intéressants, par exemple Agu et Strika, promus à être ennemis qui deviennent amis.